Liberté, égalité, fraternité, laïcité. Mais quelle laïcité?

di Henri Tincq

La laïcité apparaît de plus en plus comme la panacée, radicale et salutaire, face à la montée du communautarisme et à la menace de division du pays. Faut-il donc revenir à la vieille «laïcité de combat», dirigée cette fois contre l‘islam, ou garder, sans naïveté, en l’aménageant, la souplesse actuelle du modèle laïque français, unique au monde?

Liberté, égalité, fraternité, laïcité, a-t-on entendu dimanche 11 janvier dans les rues de Paris ou lu sur de nombreuses banderoles.

Ce n’est pas nouveau. Il y a longtemps déjà que les militants de la laïcité réclament que le mot soit adjoint à la devise nationale. De plus en plus d’élus locaux demandent à l’inscrire sur le fronton de leurs mairies. Cette proposition semble promise à un nouvel avenir après le traumatisme qui vient de s’emparer du pays à propos de son rapport avec les religions.

Le mot laïcité n’existe pas en anglais et en allemand (les deux langues utilisent le mot «sécularisme», «secularism» et «Säkularismus»). Il est étranger au contexte des relations Etat-religions dans ces pays. Mais il figure dans notre Constitution depuis 1946. La France est même le seul pays de l’Union européenne –avec le Portugal– à l’avoir inscrit dans sa charte fondamentale, faisant du modèle français de relations avec les religions une sorte d’exception nationale. Notre laïcité suscite souvent, à l’étranger, de l’intérêt, de la curiosité, parfois des envies, mais aussi beaucoup d’incompréhensions, comme aux Etats-Unis où la liberté religieuse ne souffre aucune discrimination.

Objet de surenchères et de confrontations dans l’histoire, la laïcité sent de nouveau la poudre (récemment à propos des crèches dans l’espace public). Longtemps identifiée à la lutte des libre-penseurs contre les curés («à bas la calotte», «le cléricalisme, voilà l’ennemi») et à la fameuse loi de 1905 qui sépare les Eglises et l’Etat (mais dans laquelle le mot ne figure pas), la laïcité retrouve aujourd’hui une vigueur nouvelle et même consensuelle. Dans une société devenue multiculturelle, elle apparaît de plus en plus comme la réponse, radicale et salutaire, à la montée du communautarisme et à la menace de division du pays.

C’est si vrai que le risque est de faire de la laïcité un mot-talisman, une panacée face à la montée de l’islam extrémiste, à la radicalisation d’une partie de la communauté musulmane, à la menace d’attaques terroristes. Voire, le risque est d’en faire toujours plus un objet de récupération politique. Longtemps fleuron de la gauche et de l’extrême-gauche, la laïcité est devenue la bannière de l’extrême droite, et même de la droite conservatrice, au nom d’un combat contre l’islam qui figure désormais, sans complexe, en tête de gondole du programme du Front national et des mouvements populistes européens.

La fin d’une laïcité de compromis?

Rien n’est donc plus urgent aujourd’hui que de repenser la laïcité, sortir des ambiguités dans lesquelles elle se trouve engluée. Veut-on revenir à la «laïcité de combat» d’autrefois, en faire un légitime rempart contre les empiètements de la religion et les dérives de l’intégrisme? Revenir à cette conception «étroite» de la laïcité qui cantonne strictement le religieux à la sphère privée et fait semblant d’ignorer le fait religieux? A cette laïcité de tradition révolutionnaire pour laquelle le «bon citoyen» ne peut que rompre avec les superstitions. A cette «foi laïque» d’un Ferdinand Buisson, figure de la IIIe République, pour qui la laïcité était seule compatible avec la «religion de l’humanité» venue des Lumières?

La tentation d’une plus grande raideur laïque se heurterait à l’héritage français d’une laïcité qui n’a pas été seulement une laïcité de combat, mais aussi une laïcité de compromis

Le retour de cette «laïcité de combat», dirigée non plus contre l’Eglise catholique réactionnaire mais contre l’islam intégriste, supposerait la fin de toute concession: dans la construction de salles de prières et de mosquées pour laquelle des municipalités louent souvent des terrains à des taux avantageux; dans les cantines scolaires où l’on distribue de plus en plus des plats halal; dans les piscines où sont tolérées des plages horaires réservées aux femmes musulmanes; dans les hôpitaux où se produisent abusivement des refus de médecins hommes pour soigner des femmes musulmanes; dans les universités où il est de moins en moins rare de voir des foulards islamiques.

Le vent qui souffle aujourd’hui va dans ce sens d’une restriction plus grande des droits religieux, d’une «reconquête» des «territoires perdus» de la République aux dépens d’une communauté musulmane, première victime de ses éléments radicaux, qui ne réclame rien d’autre que de pratiquer simplement sa religion. On peut déjà compter sur l’extrême droite, sur certains élus locaux et sur les milieux laïcistes ultra pour amplifier ce combat laïque, réclamer le retour à la rigueur des principes, la fin des «accomodements raisonnables» (comme dit la loi canadienne), c’est-à-dire des compromis entre les religions et l’Etat, qui ont toujours permis en France une pratique convenable de la laïcité.

Des relations apaisées avec les religions

La tentation d’une plus grande raideur laïque, qui s’alimente aux récents évenements, se heurterait à l’héritage français d’une laïcité, qui n’a pas été seulement une laïcité de combat, mais qui a été aussi une laïcité de compromis, une laïcité «ouverte», «positive», «plurielle», selon la terminologie. Une «laïcité à la française» qui avait fini par satisfaire le législateur et les religions elles-mêmes. Y compris la religion catholique qui avait mené un combat féroce contre les lois de Séparation, avant de se féliciter aujourd’hui de son indépendance retrouvée, y compris financière, de sa plus grande liberté de parole et de mouvement, récemment contre le «mariage pour tous» ou pour la défense des Roms et des immigrés.

C’est cette laïcité pacifiée qu’il faut aujourd’hui préserver. Son pilier central, véritable monument national, exige que «la République assure la liberté de conscience et garantisse la liberté des cultes» (article 1 de la loi de 1905), mais que «la République ne reconnaisse, ne salarie, ne subventionne aucun culte» (article 2). Ce régime est plus équilibré qu’il y paraît: l’Etat doit rester à l’abri des empiètements de la religion. De son côté, la religion s’interdit de mordre sur l’espace public, mais bénéficie en retour d’accomodements de l’Etat.

Par exemple, le patrimoine des lieux de culte construit avant 1905 est entretenu par l’Etat (les cathédrales) et les collectivités locales. C’est le ministère de l’Intérieur qui a en charge les questions liées à la gestion et à la sécurité des cultes. Des aumôneries, dans les prisons, les hôpitaux, les lycées, les casernes, sont (en partie) financées par l’argent public. Les émissions religieuses du dimanche matin sur les chaînes publiques de télévision et les réductions d’impôts, liées aux dons à des organismes religieux, témoignent aussi de la souplesse du système.

Régler sans naïveté les défis de l’islam

Cette souplesse doit être sauvegardée, sans tomber dans la naïveté, ni dans la soumission à la situation existante qui n’est pas satisfaisant, qui répond mal à la montée des radicalismes, à la question centrale du rapport de l’islam avec cette «laïcité à la française» qui lui est étrangère parce qu’elle a été ébauchée, pour l’essentiel, en 1905, à une époque où l’islam n’était pas présent sur le sol national.

Au prix de débats interminables, la France a réglementé l’usage du voile islamique dans l’espace scolaire (loi 2004). Elle a interdit l’usage de la burqa, symbole de la montée du salafisme (octobre 2011). Mais aujourd’hui, d’autres défis sont à l’ordre du jour que la puissance publique doit d’urgence examiner, comme l’absence de formation théologique pour des imams recrutés en France et parlant français. Les imams actuels, venus en majorité du Maroc ou de la Turquie, sont incapables de jouer leur rôle d’encadrement religieux.

De même, des dispositions nouvelles doivent être trouvées et votées, face aux revendications nouvelles pour imposer toujours plus dans les cantines publiques la nourriture confessionnelle; face au refus de la mixité dans les piscines muncipales; face aux demandes de restrictions imposées à certains types d’enseignement (gymnastique, biologie); face aux manquements à l’assiduité scolaire en raison des fêtes religieuses.

Pour contrer l’infiltration extrémiste, la question des aumôniers musulmans dans les prisons devient aussi cruciale, comme l’est celle de l’incapacité de la communauté musulmane à bien s’organiser, à se hiérarchiser, à surmonter ses divisions d’origine nationale et de sensibilité. Le Conseil français du culte musulman, créé en 2004 en partie grâce à Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, ne remplit plus son rôle.

Le contexte politique va évoluer en raison des derniers événements. Il risque de donner lieu, chez les extrêmes, à une exploitation toujours plus grande des peurs de l’islam et du communautarisme musulman. Mais cette instrumentalisation est contraire à la volonté unanimement proclamée d’aider l’islam de France à se conformer aux lois de la République et de la démocratie et à une pratique équilibrée de la laïcité, conforme à son modèle original et à une histoire française plus de deux fois cententaire.

(www.slate.fr , 13 gennaio 2015)

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