La laicité, nouvelle religion nationale

di Jean-François Bayart

Nicolas Sarkozy et Manuel Valls ont de l’affection pour la Camargue, où ils se sont volontiers mis en scène, et en selle. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ils ont développé, l’un et l’autre, une vision tauromachique de la laïcité, virile et agressive, chacun dans un style différent.

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Nicolas Sarkozy a parlé de « laïcité positive », ce qui revenait à relativiser la séparation des cultes et de l’Etat instituée par la loi de 1905, à la fois pour mieux contrôler l’islam et pour renouer avec les racines « millénaires » de la France, comme il aime à le dire en reprenant une thématique du Front national et de la droite antirévolutionnaire, afin de suggérer son attachement au statut de « fille aînée de l’Eglise », dont s’est longtemps targuée la monarchie. « Les racines de la France sont essentiellement chrétiennes (…) la laïcité n’a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes. Elle a tenté de le faire, elle n’aurait pas dû », a-t-il déclaré dans son discours du Palais de Latran, le 20 décembre 2007, avant d’en appeler à la « transcendance » et à la « spiritualité » et d’affirmer que « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur » – mais sans doute l’imam ?

Manuel Valls, droit dans ses gardianes de fils d’immigrés catalans, incarne une « laïcité exigeante », se prononce pour une « défense intransigeante de la laïcité », estime que « le voile, qui interdit aux femmes d’être ce qu’elles sont, doit rester pour la République un combat essentiel », y compris à l’Université. Ses positions sont d’autant plus marquées qu’il n’a jamais fait preuve d’une grande empathie pour les institutions représentatives des musulmans, notamment pendant son passage place Beauvau, alors qu’il est prodigue en manifestations de sympathie à l’égard des institutions et de la religiosité juives dont il salue les rites : « porter la kippa, manger casher et réaliser la circoncision ». Ce fut d’ailleurs au cours d’un dîner des Amis du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le 18 janvier 2016, qu’il choisit de s’en prendre violemment, et assez curieusement, en cette circonstance, à l’Observatoire de la laïcité, jugé trop timoré, voire ambigu, dans sa condamnation de l’islam politique. En revanche, Manuel Valls n’entretient pas de relations chaleureuses avec la hiérarchie catholique, ce dont celle-ci s’est irritée.

Avec quelques nuances entre eux, Nicolas Sarkozy et Manuel Valls portent donc politiquement, au sommet de l’Etat, une conception offensive de la laïcité qui s’est développée dans la société sous la plume et par la bouche d’intellectuels de renom. Cette sensibilité pointe sans ambages un danger, voire un adversaire, sinon un ennemi : l’islam. Ce en quoi elle rejoint les alarmes du Front national. Par ailleurs, la laïcité, ainsi entendue, est asymétrique car elle ne montre pas la même susceptibilité à l’égard des deux autres grandes religions de la France, le christianisme et le judaïsme, vis-à-vis desquelles elle multiplie les connivences. Il s’agit donc moins de l’idée laïque, basée sur la séparation des cultes et de l’Etat qu’a instituée la loi de 1905, que de laïcisme, dont on considère désormais qu’il est consubstantiel à la République.

Ce laïcisme reprend, par rapport à l’islam, et seulement par rapport à l’islam, la ligne des amendements aspirant à une « laïcisation intégrale » qu’avaient introduits, en 1905, certains députés de gauche, mais que la Chambre avaient écartés, à la demande du rapporteur de la loi, Aristide Briand. Celui-ci, ainsi que Ferdinand Buisson, Jean Jaurès et, plus tardivement, Georges Clemenceau, voulaient que la loi de séparation soit une « loi de liberté ». Et libérale, elle l’est en effet, notamment grâce à une série de dispositions complémentaires qui furent très rapidement adoptées pour apaiser le climat religieux et dégager des réponses pragmatiques aux problèmes que soulevait son application sur le terrain. « Les parlementaires n’oeuvraient pas dans l’absolu, mais dans un débat permanent qui était une véritable maïeutique, à la manière d’un ingénieur plus que d’un idéologue (…) », rappelait Emile Poulat, le grand spécialiste de la question[1].

Les laïcistes contemporains ne sont donc pas fidèles à l’esprit de la loi de 1905, contrairement à ce qu’ils prétendent. Ils sont en réalité des salafistes de la laïcité, des fondamentalistes, en ce sens qu’ils veulent revenir à son âge d’or supposé, qui n’existe que dans leur imagination. Leur démarche s’apparente à l’ « invention de la tradition » dont parlaient les historiens britanniques Eric Hobsbawm et Terence Ranger. La loi de 1905 ne comporte d’ailleurs pas le substantif de laïcité, mais seulement l’adjectif. En outre, la République française n’est devenue « laïque » qu’à la faveur de la Constitution de 1946. L’insistance d’une partie de l’opinion, des intellectuels et des gens de média, ou de la classe politique, quant à la mise en œuvre d’une « laïcité intégrale » tend à transformer celle-ci en religion nationale, à laquelle les bons citoyens doivent observance : du porc tu mangeras, de l’alcool tu boiras. Car, inquiétude et débat sur l’ « identité nationale » faisant, la laïcité est devenue l’emblème de celle-ci, et non plus seulement un mode légal d’organisation des rapports entre l’Etat et les cultes. Une fois de plus, l’ « identité » s’est substituée au droit. L’on assiste en définitive à une forme de confessionnalisation de l’Etat, qui cesse d’être « séparé » de la nouvelle religion nationale, le laïcisme, et se doit d’imposer celle-ci aux consciences.

De ce point de vue, les arrêtés municipaux proscrivant le port du burkini sont révélateurs. A Villeneuve-Loubet, « l’accès aux plages et à la baignade sont interdits (…) à toute personne n’ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité, respectant les règles d’hygiène et de sécurité des baignades », car – poursuit le texte municipal – « une tenue de plage manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse, alors que la France et les lieux de culte religieux sont la cible d’attaques terroristes, est de nature à créer des risques (sic !) de troubles à l’ordre public ». Outre le fait que le lien entre le burkini et le terrorisme est fantasmatique – sur ses photos de vacances, Amédy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher, posait aux côtés de sa petite amie en bikini – un tel arrêté en vient à interdire dans l’espace public, la plage, un vêtement que ne pénalise pas la loi de 2010 relative à l’interdiction de la burqa et du niqab, au motif que ces vêtements dissimulent le visage, ce que ne fait pas le burkini. Il va de soi que, dans l’esprit des édiles qui ont pris de tels arrêtés, le port de la kippa, de la soutane, du col de clergyman ou de la cornette ne contrevient pas à la « laïcité »…

Une telle confessionnalisation de l’Etat, fût-elle laïque, est asymétrique sur le plan religieux, par définition. Elle le fut dans toute l’Europe post-tridentine, tantôt au profit du catholicisme ou de l’anglicanisme, tantôt à celui de telle ou telle confession protestante. Elle l’est dans une République française dont la religion nationale est devenue le laïcisme, avec son orthopraxie vestimentaire et alimentaire. Ecoutons à nouveau Nicolas Sarkozy, dans le Palais de Latran : « La laïcité n’a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes. Elle a tenté de le faire. Elle n’aurait pas dû. Comme Benoît XVI, je considère qu’une nation qui ignore l’héritage éthique, spirituel, religieux de son histoire commet un crime contre sa culture, contre ce mélange d’histoire, de patrimoine, d’art et de traditions populaires, qui imprègne si profondément notre manière de vivre et de penser. Arracher la racine, c’est perdre la signification, c’est affaiblir le ciment de l’identité nationale, c’est dessécher davantage encore les rapports sociaux qui ont tant besoin de symboles de mémoire. C’est pourquoi nous devons tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : assumer les racines chrétiennes de la France, et même les valoriser, tout en défendant la laïcité, enfin parvenue à maturité. »

Dans son esprit, la « défense de la laïcité » est associée à la « valorisation » des « racines chrétiennes de la France » dont l’arrachage équivaudrait à « affaiblir le ciment de l’identité nationale ». Tout n’est pas faux dans cette affirmation. L’ancien ministre Roger Fauroux, auteur d’un rapport mesuré sur l’islam en France, souriait – et s’inquiétait – d’avoir entendu dans un musée une jeune fille d’origine maghrébine s’étonner que les artistes de la Renaissance peignissent tant de « baby sitters », faute d’identifier la représentation de la Vierge Marie ! L’art religieux catholique fait en effet partie du patrimoine et de la culture générale de la société française, que les citoyens musulmans n’ont aucun intérêt à ignorer, et qui n’a plus nécessairement trait à la croyance.

Mais Nicolas Sarkozy parle-t-il de la même manière des « racines islamiques » de la France, dont l’ « écriture soufique » se lit non seulement au Puy-en-Velay, comme il le déclara doctement un jour – le soufisme est la voie mystique de l’islam, et non une écriture ! –, mais aussi à Cruas ou à Narbonne, par exemple ? La droite identitariste, dont il ne cache plus les affinités électoralement intéressées qu’il cultive avec elle, ne voit-elle pas dans la bataille de Poitiers – largement « inventée » pour la circonstance, si l’on se fie aux historiens – un événement fondateur de la France, par défaite des envahisseurs musulmans ? Différents groupuscules extrémistes de cette obédience n’ont-ils pas pour héros tutélaire Charles Martel ? Nicolas Sarkozy, qui déclarait, au Palais de Latran, que « la France a besoin de catholiques convaincus qui ne craignent pas d’affirmer ce qu’ils sont et ce en quoi ils croient », en dit-il autant à propos des musulmans ? De la même manière, Manuel Valls aime la kippa, la nourriture casher, la circoncision, mais non le voile. Nous sommes loin de la laïcité telle que la définissait Ernest Renan : « L’Etat neutre entre les religions ».

Il est en effet de notoriété publique que la laïcité, pour les laïcistes partisans de son application « exigeante », n’est pas un instrument de séparation de la religion et de l’Etat, mais une arme contre l’islam. Peu importe, dans l’immédiat, les origines de ce biais idéologique, coloniales pour les uns, liées à la volonté de garantir l’égalité des sexes pour les autres. Peu importe également qu’il repose sur des contresens culturalistes, à savoir les postulats selon lesquels l’islam est incapable de différencier le politique du religieux et n’a pas connu sa Réforme. « Ce qui est possible avec certaines religions fondées sur la séparation du temporel et du spirituel, ne l’est pas avec l’islam. Rien n’y est détachable. L’islam est un bloc. Tout ce qui est à Allah est à Allah et tout ce qui est à César est encore à Allah », écrit, par exemple, Philippe de Villiers dans Les Mosquées de Roissy.

En réalité, toute la grande tradition philosophique musulmane effectue cette distinction. L’école hanbalite, qui tend à la relativiser, et dont s’inspire une partie du salafisme en se situant dans la continuité de Ibn Taymiyya (1263-1368), a toujours été minoritaire, notamment dans l’Empire ottoman, de rite hanéfite libéral. Depuis 1744, le système politique saoudien lui-même est bâti sur une alliance entre des uléma wahhabites, qui dispensent le magistère religieux, et la famille Al-Saoud, qui exerce le pouvoir politique, non sur une confusion des deux sphères. Autant que religieux, cet Etat est familial. Ce qui laisse au jeu politique toute sa place : jeu factionnel entre les princes, digne de la cour de Versailles ; mais aussi jeu stratégique de Realpolitik toute westphalienne, quand l’Arabie saoudite accueille les Frères musulmans égyptiens persécutés par Nasser, dans les années 1950-1970, mais les rejette comme « terroristes » en 2014 dans le cadre de sa rivalité avec le Qatar, qui les accueille.

De même, l’islam n’a cessé de se réformer. L’ironie est que les répulsifs préférés des identitaristes laïcistes, les Frères musulmans et les djihadistes qui se réclament de Sayyid Qutb (1906-1966), l’héritier spirituel de leur fondateur, Hasan al-Banna (1906-1949), ou les salafistes, s’inscrivent dans la lignée de Jamal Eddine al-Afghani (1838-1897), le grand penseur réformateur dont les historiens débattent de la foi réelle, et qui polémiqua avec Renan lors de son séjour à Paris, ou dans celle de ses disciples Muhammad Abduh (1849-1905), le modernisateur de l’Université d’Al-Azhar, au Caire, ou Rachid Ridha (1865-1935), beaucoup plus conservateur. Et, en Iran, une partie notable du clergé chiite et de l’élite républicaine révolutionnaire se retrouve dans la pensée aristotélicienne de Mahmoud Shahabi Khorassani (1903-1988), clerc et professeur de théologie à l’Université publique de Téhéran, qui se retira en France (l’Imam Khomeiny était lui-même plutôt néoplatonicien et adepte de la gnose, de l’erfan). Autrement dit, les Frères musulmans et les salafistes contemporains sont les enfants de ce que l’historienne Nadine Picaudou nomme le « moment moderne » de l’islam. Contrairement à ce que l’on pense souvent, ils ne sont en rien des traditionalistes.

La belle Réforme !, s’écrieront les identitaristes de l’Occident. Ils oublieront que Calvin, cet ancêtre apocryphe de l’esprit du capitalisme, instaura une théocratie et n’hésita pas à faire brûler son compatriote français Jean Servet. La Réforme n’est cette panacée que l’on veut nous faire croire. Et le fondamentalisme, musulman comme chrétien, se positionne contre la tradition. Mohamed Tozy estime ainsi que le salafisme est une « idéologie conservatrice particulièrement moderne », dotée d’un « potentiel sécularisant », qui libère ses adeptes « des pesanteurs de l’historicité globale » et leur donne les moyens de se mouvoir dans le monde[2]. Il est un style, global, au même titre que le hip-hop. Il est aussi un romantisme dans son rapport à l’ « invention de la tradition », à la violence, voire, pour certains des djihadistes qui s’en réclament, au nihilisme.

Las, les fondamentalistes laïcistes, comme tous les fondamentalistes acquis à l’illusion identitaire, essentialisent l’islam, et ses courants, alors que ceux-ci se chevauchent plus ou moins parce qu’ils sont évolutifs politiquement, en tant que phénomènes historiques. Ainsi, en Egypte, des Frères musulmans. Ceux-ci sont passés de l’action culturelle, presque gramscienne, avec Banna, entre les deux guerres, à la légitimation du djihad armé, sous la plume de Qutb, du fait de la répression nassérienne dans les années 1960, avant de composer avec Anouar Sadate, en 1978, pour reprendre le fil de leur présence sociale, culturelle et parlementaire dans les quartiers, , puis de gagner les élections à la suite d’une révolution à laquelle ils n’avaient pas participé, pour être finalement renversés et pourchassés par le maréchal Sissi. Ainsi, encore, de leurs rivaux salafistes, longtemps hostiles au « hezbisme », à la participation au système partidaire, mais qui se constituent finalement en Hizb al-Nour après 2011, remportent quelque 22,5% des suffrages exprimés… et apportent leur soutien au coup d’Etat de 2013.

Quoi qu’il en soit, à force de se battre contre des moulins islamiques, les don Quichotte du laïcisme assignent aux musulmans un statut de citoyens douteux, toujours suspects de subvertir les fondements de la République faute de pouvoir les comprendre culturellement, et sans cesse invités à se désolidariser de djihadistes avec lesquels ils n’ont rien à voir, sinon de par leurs origines sociologiques ou géographiques. L’aveu en fut à nouveau fait au lendemain de l’assassinat du père Hamel. Manuel Valls choisit ce moment curieux pour reposer le problème du financement étranger de l’islam. Cela n’avait aucun rapport avec l’événement tragique qu’il prit pour prétexte, et établissait un amalgame pour le moins fâcheux entre les agissements criminels de deux jeunes hommes et l’ensemble des musulmans, à un moment où les responsables et les fidèles de toutes les religions s’évertuaient à montrer leur concorde. En outre, pourquoi mettre en exergue la question du financement étranger de l’islam, et ne rien dire des liens du christianisme évangélique avec les Etats-Unis, du judaïsme avec Israël, de l’orthodoxie avec la Russie, de l’Eglise catholique avec le Vatican – sinon pour rappeler que, décidément, l’islam n’est pas une religion comme les autres ?

Renan, réveille-toi, ils sont devenus fous ! Encore plus révélateur fut le choix du chef de l’Etat pour présider à la résurrection de la Fondation des œuvres de l’islam, dont d’emblée on eut peine à comprendre pourquoi la nouvelle mouture réussirait là où l’ancienne avait échoué. Un homme – admettons, encore qu’il y aurait eu quelque panache à retenir une femme et à se départir de la sagacité ethnographique censée pénétrer l’âme des indigènes misogynes. La France n’a-t-elle pas envoyé ses troupes en Afghanistan pour y défendre le deuxième sexe ? Mais un homme non musulman, voilà une faute politique, et même de goût, que n’aurait pas commise un administrateur des colonies au Sénégal ou le Bureau des affaires arabes au Maroc. Et quel homme ! Jean-Pierre Chevènement, proche de feu Saddam Hussein dont Daech est le légataire universel, ancien partisan de l’Algérie française, houspilleur des « sauvageons » de banlieue, et hostile au port du voile à l’Université. Bravo, l’artiste !

De ce point de vue, les salafistes de la laïcité trahissent l’esprit de la loi de 1905 à double titre. En premier lieu, l’esprit laïque était une pragmatique, qui entendait simplement « déclarer Dieu d’ordre privé, et non d’ordre public », selon les mots de Pierre Laffitte. Or, les laïcistes n’ont de cesse de publiciser et de politiser l’islam, que la plupart des musulmans vivent dans l’ordre privé. Leur approche de la religion du Prophète est sans concession. Or, les grands radicaux, les Gambetta, les Ferry, les Buisson, les Littré qui n’étaient pas des tièdes, se définissaient eux-mêmes comme des « opportunistes », ayant le sens des compromis – ce qui n’a rien à voir avec les compromissions – comme ils l’ont démontré en acceptant la Constitution un tantinet boiteuse de 1875, sachant donner du temps au temps pour convaincre les citoyens du bien-fondé de la Raison et du Progrès, convaincus que la République devait être « transactionnelle » et toujours préférer le « consensus » à l’ « intransigeance » – cette « intransigeance » dont se flatte Manuel Valls, précisément. En ces temps difficiles d’après-défaite, où rien n’était définitivement gagné contre les monarchistes, les radicaux ne doutaient pas que républicanerait bien qui républicanerait le dernier. Et ils ont fait adopter par le Parlement un train impressionnant de lois progressistes et libérales, ainsi que le plan Freycinet d’investissement public dans les départements, dont on chercherait vainement l’équivalent pendant les législatures de la gauche contemporaine. A se focaliser sur la loi de 1905, les fondamentalistes de la laïcité en oublient les années 1880.

En second lieu, la séparation de 1905 ne s’attaquait pas au catholicisme en tant que tel, mais à l’ultramontanisme, c’est-à-dire à l’obéissance revendiquée de certains catholiques au Souverain Pontife, et au détriment de la souveraineté du peuple qu’exprimait le suffrage universel (des seuls hommes, doit-on rappeler aux salafistes de la laïcité, prompts à défendre les droits des femmes que ne respectait pas leur République idéale). Curieusement, les dirigeants politiques laïcistes d’aujourd’hui – à la différence des intellectuels du même bord – pactisent avec l’ultramontanisme, si l’on peut dire, au sein de l’islam puisqu’ils en ont délégué, pendant des décennies, la gestion « consulaire » à certains Etats plus ou moins amis, tels que l’Algérie, le Maroc, la Turquie, désireux de garder le contrôle de leurs ressortissants. Rappelons, par ailleurs, que la loi de 1905 ne s’appliquait pas aux départements d’Algérie, où le colonisateur voulait surveiller les institutions islamiques grâce au maintien du modèle césaro-papiste hérité de l’Empire ottoman et assurant la subordination du champ religieux à l’Etat, au grand dam des uléma réformistes qui voulaient, à l’instar de Ben Badis, l’institution de la laïcité.

Quoi qu’il en soit, la séparation, toute libérale que fût la loi de 1905, fut vécue de manière traumatique par les catholiques, ainsi que l’a rappelé Nicolas Sarkozy dans son discours du Palais de Latran, en parlant « des souffrances que sa mise en œuvre a provoquées ». Mais ces souffrances, pour regrettables qu’elles fussent, étaient celles d’une religion dominante qui avait elle-même beaucoup fait souffrir les incroyants et les autres croyants, et dont l’Eglise, richissime, avait partie liée avec les monarchistes. Il n’en est pas de même de l’islam qui, en Europe, est la religion des pauvres, des subalternes, des quartiers populaires. Contrairement à la laïcité de 1905, y compris celle des partisans de la « laïcisation intégrale », le laïcisme contemporain prend pour cible les déshérités, les défavorisés de la République. Et, fidèle à l’esprit du temps, travaillé par cette triangulation entre le libéralisme du capitalisme mondial, l’universalisation de l’Etat-nation et la rétraction culturaliste qui est constitutive du national-libéralisme, il travestit la question sociale en question identitaire en oubliant au passage que l’action religieuse fut souvent un moyen d’affirmation et d’émancipation pour les catégories subordonnées, ainsi que l’a démontré le grand historien – marxiste – de la formation de la classe ouvrière anglaise, Edward Thompson. Républicains sincères, cherchez l’erreur…

[1] Emile Poulat, Scruter la loi de 1905. La République française et la Religion, Paris, Fayard, 2010, p. 173

[2] Mohamed Tozy, « Les enchaînements paradoxaux de l’histoire du salafisme. Instrumentalisation politique et actions de sécularisation » in Irene Bono, Béatrice Hibou, Hamza Meddeb, Mohamed Tozy, L’Etat d’injustice au Maghreb. Maroc et Tunisie,Paris, Karthala, 2015, pp. 250 et 252

(Le blog de Jean François Bayart, 16 agosto 2016)

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